31/01/2010

Le destin poignant d'une femme africaine

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1974. Kinshasa. La jeune Tshilanda, fille du chef de la sécurité d'un grand hôtel international de la capitale zaïroise, vient d'avoir seize ans. La petite fille s'est métamorphosée en une séduisante jeune femme qui attire tous les regards masculins. L'un de ces hommes, Alan, le très magnétique manager du groupe de James Brown, alors de passage au Zaïre, ne va faire qu'une bouchée de la naïve Tshilanda. Mais, elle vit très mal cette étreinte sauvage. Dépitée, elle se confie à Mike, un musicien noir américain de Harlem, ancien G.I. revenu du Viêt Nam. Elle tisse aussi des liens très forts avec Edouard, un diplomate français et lui raconte tout. Comme Tshilanda est enceinte, il faut lui faire quitter le pays pour éviter le scandale. Mike et Edouard vont l'aider dans cette entreprise. Grâce à l'alliance improbable de ces deux hommes, Tshilanda obtient une green card lui permettant de partir pour les Etats-Unis où elle accouche d'une petite fille, qu'elle baptise du nom de Liberty. Un prénom qui a une valeur de symbole... Elle se retrouve à New York avec Mike qui appartient maintenant au parti des Black Panthers. Lequel réprouve que le musicien se drogue. Pour ne pas être expropriée, Tshilanda fait appel à Edouard. Elle ouvre alors un salon de coiffure qui va jouir d'un grand succès. Puis, par une sombre journée, elle est tuée par un junkie... Comment Liberty va-t-elle surmonter son chagrin ?

Un univers graphique époustouflant

Révélés dans les années 80 par le mensuel A Suivre, Warn's (EricWarnauts) et Raives (Guy Servais) ont la même formation d'arts graphiques. Ils travaillent ensemble depuis 1985, selon un mode de fonctionnement inédit dans la BD: Warn's écrit le scénario, ils dessinent à quatre mains et Raives réalise la mise en couleurs. Leurs talents conjugués donne naissance à un univers graphique et narratif époustouflant qui traduit parfaitement les émotions des personnages. Warn's et Raives vivent tous deux en Belgique, mais connaissent bien l'Afrique. Comme leurs précédents albums l’attestent (Equatoriales, Congo 40, Lettres d'outremer, Kin' la belle et la série l'Orfèvre), ils nourrissent une passion pour le Congo devenu Zaïre. Pour cet opus, la personnalité et la psychologie de chaque personnage a été soigneusement étudiée et fouillée. Il n’y a pas de vrai héros mais des gens simples qui parlent en voix off chacun à leur tour. Les auteurs usent d'une technique subtile pour évoquer le passé: des images grises comme de vieilles photos usées par le temps.

Notre destin est commun...

L'histoire se passe sur plusieurs décennies: du combat de Mohamed Ali contre George Foreman à l'élection de Barack Obama qui clôture son discours d'investiture par une phrase forte: nos histoires sont singulières, mais notre destin est commun. La chronique sociale se mélange avec le contexte politique: le combat des noirs américains et la lutte des femmes pour trouver leur juste place. On sent que l'intrigue est riche d'expériences vécues, sans clichés faciles. Les auteurs font le portrait touchant de deux femmes meurtries par la vie avec un parcours qui se répète: une mère célibataire donne la vie à une jeune fille qui deviendra à son tour une autre mère célibataire. Les deux femmes trouvent leur place dans la réalité: en assimilant deux mondes, deux cultures qui se préoccupent un peu trop de la couleur de la peau. Graphiquement, Warn's et Raives nous offrent des planches superbes magnifiées par des couleurs chatoyantes.

Un roman graphique bouleversant qu'on lit d'une traite avec passion...

Marc Bauloye

Liberty Warnauts Raives Casterman

 

 

 

 

 

Au-dessus des lois

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France. De nos jours. Certains meurtres resteront à jamais impunis, étouffés au nom de la raison d’Etat. Sisco Castiglioni fait partie de ces hommes de l’ombre qui huilent les rouages de la politique à coups de 9 mm. Il est un des meilleurs dans sa spécialité et ne déplaît guère à la secrétaire de son patron qui se plaint de son manque de romantisme. Son dernier ordre en date: réduire au silence un conseiller du Président de la République qui s’apprête à témoigner dans une affaire embarrassante. Mais, un témoin inopiné, Maretti, un laveur de vitres, surprend l’exécution maquillée en suicide et enregistre la scène sur son GSM. Immédiatement poursuivi, il prend contact avec une journaliste du Figaro, l’ambitieuse Léa Dalmont, pour assurer sa protection en lui confiant la preuve du crime. Ces deux témoins viennent compliquer une situation déjà passablement épineuse. Bien vite, Sisco est mis à pied pour incompétence, mais il décide de poursuivre sa mission en solo. Les témoins de cette affaire vont vite découvrir ce qu’il en coûte de s’attaquer au Président…et à Sisco.

Un antihéros cynique et désabusé

Le scénariste Benec n’est pas de ceux qui se perdent en longues phases d’exposition. Dès les premières planches, on se retrouve donc plongé au coeur de l’action. En outre, de par son trait réaliste et ses décors quasi photographiques, le dessinateur Thomas Legrain (Mortelle Riviera, L'Agence) parvient à nous faire vivre des moments palpitants et à nous faire entrer efficacement dans le récit. Mais, Sisco n’est pas vraiment le style de héros qu’on a l’habitude de voir: cynique, blasé et indifférent à la souffrance d’autrui, il incarne une image cruellement vraie de la politique et des agents secrets. Après Le Tueur de Matz et Jacamon, La Mangouste et Irina, les exécuteurs pleuvent tout à coup dans la BD et font très mode. Mais, contrairement à cette nouvelle race d’antihéros bourrés d’empathie, Sisco, dont on ne connaît pas le passé, ne parvient pas à devenir vraiment attachant. Pire, il est vraiment très antipathique. Ce qui contribue à la véracité de l’histoire…

Inspiré d’un fait réel

Le scénariste Benec, lauréat du Prix Raymond Leblanc en 2007, a basé son intrigue sur un fait réel: il s’est inspiré de la mort mystérieuse en avril 1994 de François de Grossouvre, un conseiller de François Mitterrand qui s’était apparemment suicidé. Cette histoire relatée par Jean Montaldo dans l’ouvrage Mitterrand et les 40 voleurs a fait beaucoup de bruit à l’époque. Montaldo ne croyait pas à la thèse du suicide. Sans accuser ouvertement, il estimait qu’il y avait eu meurtre ou incitation au suicide. A partir de là, Benec (qui exerce parallèlement le métier d’ingénieur en informatique décisionnelle) a fait parler son imagination en rajoutant un témoin dans son intrigue. Il a aussi créé de toutes pièces le service au sein duquel opère Sisco. Il semble justifier les choix (pourtant injustifiables) de l’acteur principal qui a compris les enjeux du pouvoir et le concept de la loi du plus fort ! On reconnaît là un argumentaire très primaire qui laisse rêveur… Séduit par les personnages et les dialogues, Legrain (ancien étudiant en Histoire et Criminologie) s’est appliqué, avec succès, à rendre ses personnages moins figés. Programmé pour mars 2010, la fin de ce diptyque (dans le second épisode Faites-la taire !) promet d’être haletante tant l’action est soutenue de bout en bout.

Destiné à un public averti, ce thriller politique atypique et passionnant se lit d’un trait comme un ouvrage de Ken Follett…

Marc Bauloye

Sisco T1 Ne tirez que sur ordre ! Legrain Benec Le Lombard


 

 

 

 

 

 

25/01/2010

Une guerre fabriquée pour l'audimat !

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Milieu du XXIème siècle, dans une cinquantaine d’années. Les conflits armés continuent à proliférer partout sur la planète, sous le regard omniprésent des grands médias internationaux, à la manière d’immenses et ultimes superproductions de télé-réalité… Débordée, la communauté internationale a pris le parti de déléguer à des mandataires privés le soin de mener à sa place une partie de ses opérations militaires. Tel est l’effrayant contexte – pas si invraisemblable – au sein duquel s’inscrivent les aventures de l’un de ces soldats privés, Douglas, racontées avec une logique implacable par Matz, Jacamon et De Meyere.

Amérique Latine, années 2050. Dans le groupe de combattants de Multicorps qui entourent Douglas, devenu une vedette des médias, les doutes et les questions commencent à s’exprimer. Les missions d’interposition et de maintien de la paix confiées à Multicorps sont-elles justes et légitimes ? Comment s’accommoder de voir des innocents tués lors de ces interventions ? Sans oublier les interrogations de Douglas sur l’avenir du couple qu’il forme avec Tatiana, restée à Florence, très loin du théâtre des opérations… C’est dans ces circonstances qu’après quelques jours de détente à Mexico City, l’unité de Douglas repart en opération dans un village déserté d’une zone de montagne, quelque part sur la frontière avec l’Argentine et le Chili. Dans l’église, les soldats comprennent pourquoi le village est désert: ils y découvrent les cadavres de toute la population, hommes, femmes, enfants, méthodiquement massacrés…

Ancienne gloire du football, Douglas Pistoia a été recruté par une force paramilitaire d’intervention, malgré la réticence de sa femme. Les hommes de son escouade sont surnommés les cyclopes à cause de leur ?il caméra au milieu du front qui filme les combats. Très vite, son comportement sur le terrain vaut à Douglas d’être adulé par les foules: il sauve son commandant et des civils promis à une mort certaine. Les tensions dans son couple s’intensifient. Pendant qu’il trompe sa femme, cette dernière estime que le jeu n’en vaut pas la chandelle. De son coté, Douglas nourrit des soupçons sur son propre employeur qui pourrait fabriquer les événements conduisant aux combats, dans un but de lucre. Il en est presque sûr, Multicorps organise les massacres. D’importantes sommes d’argent sont mises en jeu pour obtenir le marché de la guerre. Les événements qui ont menés à ce conflit semblent avoir été fabriqués. Brusquement, les infidélités de Douglas envers sa femme apparaissent au grand jour comme un nouveau sujet de télé-réalité. C’est le moment que choisissent Douglas et ses hommes pour mener leur enquête et agir enfin selon leur propre intérêt, au grand dam de leur employeur…

Le scénario de Matz (qu'on ne peut s'empêcher de rapprocher de celui de sa série Le tueur pour la façon dont le héros, Douglas, se parle à lui même), a des résonances avec l'actualité, et particulièrement avec le boom de la Télé-Réalité (émissions télévisées où est filmée la vie quotidienne de personnes sélectionnées pour y participer (exemples: Loft Story ou Star Academy...)). On peut aussi le rapprocher du Show-Biz (industrie, métier du spectacle). Le thème de la privatisation de la guerre n'est pas nouveau sinon qu'ici les missions privées sont mandatées par l’ONU. On y trouve enfin un écho vraisemblable consistant à faire le lien entre les événements de l'intrigue et la solution actuelle aux conflits internationaux. La médiatisation vue par Matz est à peine plus grande que dans la réalité: goût du sang, sensations fortes, audimat, record d’audience sont là pour faire de l'argent comme dans notre réalité ! La série a débuté avec Jacamon au crayon. Pour ce troisième opus, De Meyere succède à Jacamon et peine à se montrer à la hauteur. Aux planches superbes de Jacamon qui traduisaient parfaitement la sensualité des scènes d'amour et l'horreur des scènes de combats, De Meyere enchaîne avec un dessin un peu fade, comme d'ailleurs le sont les couleurs, et ne parvient pas à faire oublier le graphisme des deux épisodes précédents. Non dénué de talent, il va pourtant devoir confirmer tout le bien qu'on pense de lui...

Attention, BD à très haute tension qui mérite cent fois le détour !

Marc Bauloye

Cyclopes T3 Le rebelle De Meyere Matz Casterman